Contexte historique

Quel contexte historique du rapport « homme/graine », de la condition paysanne dans les andes, pour quelles pratiques aujourd’hui ?

Ce projet est bien entendu un projet totalement apolitique et pacifique, caractéristique évidente des communautés andines et tout spécifiquement de la communauté de Yanacona de laquelle est issue Cléofécélia. Il n’est absolument pas question de pointer un coupable ou de faire de ce splendide projet de préservation du patrimoine nourricier et de la biodiversité un objet d’accusations. Il s’agit d’ancrer le choix de vie de Cléofécélia, son combat, dans un cheminement progressif qui prend racine dans l’histoire et dont tous les aspects conduisent aux choix que nous vous soumettons aujourd’hui.
En effet, en Amérique du Sud, l’étude de l’histoire nous montre que les Andes ont toujours été un berceau de l’agriculture vivrière. Elles se distinguent par une grande diversité de paysages, de climats, de montagnes dépassant les 4 000 mètres d’altitude, dépourvues de vastes plaines.

Avant les incas et jusqu’à l’arrivée des colons espagnols

Cléofécélia est issue d’une famille sédentaire ancrée à Chinchero depuis toujours. Son rapport actuel aux semences pour leur caractère nourricier mais aussi comme objet d’autonomie alimentaire, comme vecteur de rencontres et de liberté s’inscrit dans l’histoire des peuples andins qui ont toujours exploité de petites parcelles accrochées au flanc de montagne, se spécialisant dans quelques cultures adaptées à leur climat, à leurs sols, à leurs outils et à leurs connaissances aigües de leur biotope. Le génie des infrastructures andines n’est plus à démontrer et n’a d’ailleurs pas terminé à ce jour de livrer ses secrets (système d’irrigation, ponts suspendus, cultures en étages, rôle des astres dans l’agriculture, système de construction aves des murs constitués de pierres encastrées les unes aux autres sans mortier…).D’un point de vue du fonctionnement du système, les recherches ont montré que :

L'économie des sociétés andines préhispaniques fonctionnait selon un modèle de constants échanges à dos d'hommes ou de lamas, généralement sur de longues distances, dans des civilisations qui n'avaient pas développé l'usage de la roue. Il est évident que, dans le vaste royaume Inca l’objet des cultures et des échanges était d'assurer à chaque communauté une autonomie et une sécurité économique et alimentaire fondées sur l'accès à des produits agricoles variés originaires des divers milieux écologiques

Comprendre l’agriculture paysanne dans les Andes centrales Pierre Morlon, Institut National de la recherche agronomique

La colonisation espagnole

Les coups les plus durs portés à cette organisation furent ceux de la colonisation espagnole. A partir des réformes du vice-roi Francisco de Toledo et de sa politique de « réduction » des Indigènes à la fin du XVIème siècle, nombreuses furent les mesures qui limitèrent l’autonomie alimentaire des indigènes. Cela impliqua un rétrécissement considérable du territoire des communautés, spécifiquement dans les Andes. On a assisté à la concentration de la population dans des villages dessinés sur le modèle castillan. Quelques très rares populations indigènes ont pu cependant préserver en secret l’organisation «verticale» de leurs terres et le partage de leurs semences jusqu’à nos jours comme en témoigne Cléofécélia. Mais dans de nombreux cas, cette limitation de l’autonomie alimentaire s’accompagne d’une réduction de l’éventail des produits alimentaires à un seul étage écologique et la fin du troc des semences à grande échelle.

L'introduction par les Espagnols de nouvelles cultures, en particulier les céréales méditerranéennes, et de nouveaux animaux d'élevage, et parfois l'interdiction de cultures autochtones pour des raisons religieuses provoquèrent des changements radicaux dans les semences et les récoltes comme dans les régimes alimentaires. Des cultures andines reculèrent devant les cultures européennes qui dévalorisèrent et chassèrent les cultures autochtones, en leur substituant d'autres de production et de consommation plus simples, mais de valeur nutritive inférieure. Ces cultures étant peu adaptées au biotope andin, s’en est suivi des années de disette pour les indigènes

Tirso Gonzales (Aymara Péruvien) , coordinateur du Programme de Connaissances Indigènes, initiative du Réseau de Biodiversité des Peuples Indigènes. Nestor Chambi (Aymara Péruvien) est un agronome et le directeur de l’Association Chuyma

Ces changements impliquèrent un tout autre rapport à la terre et à la possibilité de détenir et de semer des graines qui posait le propriétaire terrien espagnol (latifundo/ hacendado) comme pouvant jouir du travail gratuit des paysans indigènes (comunero) qui ne semaient qu’à la demande du maitre dans un état de total dépendance et d’asservissement.

Révolte paysanne, fin de la domination espagnole et réforme agricole

En 1920, on assiste à un véritable désespoir agraire qui aboutit à une rébellion, vaste insurrection des paysans pour sortir du modèle de domination agricole et retrouver une liberté de posséder des graines et de semer. Mais il faudra attendre 1964, Cléofécélia a 5 ans alors, elle s’occupe de surveiller la pâture du lama familial avec son frère Eugenio pour qu’arrive la tant attendue réforme agricole.
Les facteurs ayant conduit la réforme agraire sont nombreux mais malheureusement peu tournés vers la qualité de vie du paysan ou la prise de conscience de l’importance absolue de prendre soin du patrimoine nourricier des semences :

La concurrence des exploitations agricoles vastes et modernes situées en zone péruvienne tempérées, l’ouverture à la concurrence internationale, la construction de routes permettant de désenclaver des territoires agricoles jusqu’alors trop isolés pour espérer vendre à Lima, la multiplication des camions permettant le transport des marchandises, la pression démographique rendant plus exigüe encore les parcelles cultivables, l’exode rural massif et la concurrence des salaires proposés en ville et la prise de conscience par les propriétaires du coût d’investissement que représenterait la modernisation de l’agriculture andine contribuèrent à l’abandon du modèle de domination après des siècles d’une main d’œuvre pratiquement gratuite, relativement abondante, et docile. Subitement, cela a abouti à un modèle d’économie de marché

Jean Piel, le latifundium au Pérou, IFEA

Presque du jour au lendemain et sans aucune préparation, les paysans qui réclamaient un libre accès à la terre se sont trouvés affranchis des « haciendas » et de leur condition de dépendance et d’asservissement, mais directement propulsés dans une économie de marché capitalistique. Des décisions qui toutes conduisent à la situation qu’incarne Cléofécélia aujourd’hui vont s’enchainer.


Par exemple, les paysans habitués à utiliser ce dont ils disposaient gratuitement, les excréments des animaux camélidés (le guano) comme engrais pour favoriser la germination des semences, sont tentés de s’endetter fortement auprès du récent crédit agricole (1958) pour acheter de l’engrais chimique ( nitrate d’ammonium/ superphosphate de chaux/ sulfate de potasse) produit depuis 1961 dans la toute nouvelle usine située à une vingtaine de kilomètres de Cuzco (Cachimayo) afin d’accroitre le rendement de leurs cultures de maïs, de pommes de terre et d’orge. Sans jamais se réapproprier l’échange ou la possession des semences traditionnelles nourricières et face à l’urgence de produire pour gagner au moins de quoi manger, les paysans de la vallée Sacrée de Cusco qui n’ont que de petites surfaces agricoles à cultiver se tournent vers des semences commerciales coûteuses à fort rendement de production (Qompis, Mantaro, Renacimiento, Imilla negra).


S’en suit la spirale infernale : engrais chimique, semence commerciale et le surendettement pour s’équiper en matériel.

En 1960, seul 0.2% des exploitations agricoles de la vallée sacrée de Cusco bénéficiaient de machines alors que 46% utilisaient la seule énergie humaine et 45% utilisaient la propulsion animale. La mécanisation est gênée par la pente, le compartimentage du relief, l’exigüité et la dispersion des parcelles, la présence de canaux d’irrigation, de multiples terrassettes et murettes. Les sols sont en général peu profonds et très sensibles à l’érosion dans une région où la saison sèche est souvent très longue

Salis, 1985 et Jeannine Brisseau-Loaiza «  Le Cuzco dans sa région »

Progressivement une forte demande intérieure est apparue dans la capitale surpeuplée ( 1 péruvien sur 3 vit à Lima suite à l’exode rural) et à partir des années 75 à la demande de la ville, la production dans les Andes s’est tournée vers les fraises, les choux et les oignons impliquant des problèmes de raréfaction d’eau mais surtout un coût de transport élevé et une forte pollution pour acheminer la production jusqu’à Lima. Le gouvernement a par ailleurs imposé des prix fixes de vente pour les productions agricoles, empêchant le paysan de compenser les aléas de sa production (climat) en adaptant son prix de vente. Le marché intérieur, régi par la loi de l’offre et de la demande s’est tourné vers le vaste commerce international plus intéressant sur le plan économique, préférant les importations par avions ou bateaux de fruits et de légumes bon marché.